Sean Crossley in L' Art Même 79

Text by Benoît Dusart

Qui a vu le travail de l'artiste à Art Contest en 2017 se réjouira d'une évolution tangible, une vraie surprise, en examinant sa production la plus récente. Non que cette peinture fût inintéressante, mais sa densité, sa volubilité, ses formats et sa complexité systématiques pouvaient en quelque sorte mettre le spectateur à distance, son regard ricochant à la surface des tableaux sans jamais en trouver l'entrée. À cette autorité, si séduisante fût-elle, se substitue aujourd'hui une approche plus composite et fluide. La diversité des formats et des sujets, les nuances de la palette permettent une respiration et une liberté d'interprétation beaucoup plus grande.

Le titre de l'exposition, qu'on pourrait traduire comme "peinture récréative" ou "de loisir" offre plus qu'une indication sur les modalités réflexives de cette pratique, affranchie de l'héroïsme romantique et de l'idéal d'authenticité attaché à l'expression d'une intériorité. En ce sens, cette peinture n'est pas moderne, même si elle emprunte parfois au 19ème siècle, et plus précisément à la figure de Manet. Mais il ne faut pas confondre l'enveloppe et la lettre: les références plus ou moins marquées à l'auteur du Déjeuner sur l'herbe, comme à Auguste Gorguet, Gerhard Richter et Chris Marker, relèvent moins du grand écart esthétique que d'une intention discursive dialectisant en peinture la circularité sans fin de notre époque et la difficulté de s'affranchir des croyances, structurées et structurantes, qui lui sont attachées. (1)

Le système de valeurs qui les fonde, en art comme ailleurs, pourrait-être le Réalisme capitaliste théorisé par Mark Fisher en 2009. Sean Crossley s'y réfère abondamment. Plus pessimiste encore qu'un Adorno ou qu'un Baudrillard, Fisher a développé une réflexion sur les implications symboliques de notre mode de production. Le postulat de départ tient d'un slogan : " il est plus facile d'imaginer une fin du monde que celle du capitalisme"(2). Ce faisant, l'action politique, culturelle et artistique ne peut au mieux qu'en explorer les marges. L'illusion est faite Raison et constitue un horizon indépassable. Sous ces conditions, la création est impossible car ses modalités sont elles-mêmes effets et causes capitalistes. La résistance s'opposera donc aux effets les plus pervers du " système", sans jamais pouvoir - ou surtout vouloir- remettre en question le cœur même de l'existence collective (par confort, défaut d'imagination ou d'ingéniosité, répulsion pour l'"extrémisme", manque d'appuis étatiques, etc.) Dans cette perspective, la contestation ou la critique servent, au mieux, les avantages marginaux d'acteurs se disputant des positions liées à leur très nécessaire capacité d'accumulation.

Deux tableaux importants font plus spécifiquement écho à cela. Deux scènes de genre de grand format figurant un bal mondain. Les images sont empruntées à une lithographie d'A. Gorguet produite au 19ème siècle. On pourrait aussi les imaginer tout droit sorties de la scène finale du Guépard (Luchino Visconti, 1963). Scènes baroques, ou bien plutôt néobaroques qui, de Gorguet à aujourd'hui (on ne peut s'empêcher de penser à Wim Delvoye), évoquent l'opportunisme du jeune Tancrède lorsqu'il convainc le Prince Salina de soutenir le Risorgimento : "Si nous ne nous mêlons pas de cette affaire, ils vont nous fabriquer une république. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout".

Faut-il dès lors identifier la peinture à une vieille aristocrate, toute encline à devenir bourgeoise ou povera lorsqu'il s'agit de préserver sa position et ses effets - sachant que la " nouveauté" est l'ultime antidote à toute perspective révolutionnaire ou d'avant-garde ?

Si Sean Crossley a beaucoup lu Fisher, il est trop peintre, croyons-nous, pour verser dans un dispositif, fût-il instruit et critique. Recreational Painting n'était pas une installation et son propos moins distancié ou cynique qu'on pourrait le croire. Outre Fisher, l'artiste en appelle aussi à Bourdieu. On l'attendait sur La Distinction mais c'est au Manet qu'il se réfère, l'ouvrage où le sociologue explore, à rebours du déterminisme auquel on l'a souvent réduit, les possibilités sociales d'une Révolution symbolique (3), fût-elle au départ l'affaire de quelques peintres chamailleurs et d'auteurs plus ou moins érudits.

On souhaite à l'artiste de poursuivre au WIELS ce travail passionnant, sachant que les aspects sociologiques de l'œuvre ne sont qu'une entrée parmi d'autres, pas moins ouvertes et engageantes, tant conceptuellement que picturalement. 

 

(1) Croyances qui, comme aime le souligner Bernard Lahire : “font de leurs porteurs des êtres davantage possédés par elles qu’ils ne les possèdent vraiment”. Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau, essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, La découverte, 2015.

(2) Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste. N’y a-t-il pas d’alternative ?, Entremonde, 2018 (2009), p. 10.

(3) Pierre Bourdieu, Sur Manet : Une révolution symbolique, Paris, Seuil/Raisons d’agir, coll. “Cours et travaux”, 2013

 

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September 30, 2019